Tzvetan
Todorov : Je dirais que l’humanisme a intégré plusieurs composantes, et
l’une de ces composantes est très clairement apparentée à l’idée libérale. Mais
il a également absorbé, et a plus qu’absorbé, il s’est parfois confondu avec ce
que nous appelons en France l’idée républicaine. Ces deux ingrédients
(républicain et libéral), sans être strictement en contradiction, ne coïncident
pas entre eux. C’est souvent le versant républicain qui l’a emporté. On peut
dire qu’au XIX ème siècle, c’est plus l’héritage républicain de Rousseau auteur
du Contrat Social qui s’est imposé, alors que la lignée libérale qui a été
portée par Tocqueville est restée dans la marge. Notamment aussi parce
qu’à partir du milieu du siècle, dans le socialisme, ce qui l’a préfiguré et ce
qui l’a représenté, l’idée libérale était mise entre parenthèses.
Il est important de souligner que ces
deux héritages républicain et libéral ne sont en réalité pas incompatibles. Et
le moment le plus intéressant de leur conjonction est l’œuvre théorique et la
pensée de Benjamin Constant. D’une certaine manière, on peut dire que l’oeuvre
de Constant en matière de philosophie politique se présente comme une tentative
de synthèse de ces deux traditions. Dans le début de son livre intitulé
Principes de politique, il commence par admettre le grand principe de Rousseau
selon lequel le pouvoir se trouve entre les mains du peuple, et que c’est
uniquement ce pouvoir là, la souveraineté populaire, qui constitue un pouvoir
légitime. Jusque là, il est parfaitement rousseauiste. Mais, ajoute-t-il, à ce
premier principe de politique, -nous pourrions dire premier principe de la
démocratie libérale-, il faut absolument en ajouter un second, à savoir que
l’individu, l’être humain, doit disposer d’un espace sur lequel personne n’a
le droit d’empiéter. Non seulement un pouvoir absolu d’origine divine ou
traditionnelle tel que le pouvoir royal en France avant la Révolution, mais
aussi un pouvoir qui, lui, provient du peuple, provient de cette souveraineté
du peuple. La souveraineté du peuple à son tour s’arrête devant une
frontière, celle qui protège la liberté de l’individu. Et je dirais que ce
sont ces deux grands principes, ces deux grands courants qui nourrissent toute
démocratie, ces deux grandes idées qui du reste peuvent être subsumées dans une
idée unique, qui est celle de l’autonomie telle que l’entend Kant, telle que
l’entend la philosophie des Lumières. C’est à la fois l’autonomie de la
collectivité (la collectivité n’a pas à suivre un ordre qui lui est imposé du
dehors, soit d’une tradition ou d’une interprétation des représentants d’une
révélation venue d’en haut, en particulier les prêtres, -donc refus de
l’hétéronomie sur le plan proprement politique-), mais aussi l’autonomie de
l’individu qui, comme le disait Kant, doit accéder à l’état de majorité et
décider par lui-même et non pas parce qu’il adhère à un groupe.
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Ces deux exigences ne sont donc pas
contradictoires parce qu’elles proviennent de la même source, mais à un moment
donné, chacune de ces deux exigences pose une limite à l’autre. L’individu doit
acquérir une autonomie, mais cette autonomie est limitée par l’intérêt général.
La communauté doit pouvoir exercer une volonté qu’en principe rien ne
limite, mais en fait, elle est limitée par plusieurs choses et notamment par ce
territoire réservé à l’individu. Et Constant, dans son célèbre texte sur la
liberté des anciens et la liberté des modernes, qui est en fait un chapitre de
Principes de politique, donne le nom de « liberté des anciens » et de
« liberté des modernes » à ces deux grand principes. La
« liberté des anciens », c’est, dit-il, le droit de participer, c’est
le fait que nous tous participons du pouvoir qui est exercé dans un pays, dans
un Etat. La « liberté des modernes », c’est comme disait Isaiah
Berlin « freedom from », la liberté de ne pas faire certaines choses,
le fait que personne ne puisse nous obliger à obéir à des lois injustes.
C’est par là un espace de liberté. Constant, en quelque sorte, absorbe et boit
le lait de Rousseau mais aussi celui de Montesquieu, avec l’idée de l’équilibre
des pouvoirs et de la modération, qui est une idée de préservation des
libertés. Constant montre que les deux peuvent être vécues en commun. Je dirais
que l’œuvre de Constant constitue un grand moment de l’histoire de la pensée
politique française : Il est libéral, ce qui veut dire à l’époque qu’il
est de gauche, et en même temps, dans la pensée de Constant, il y a une
polémique très intéressante, une contestation des saint-simoniens, qui
sont les précurseurs du socialisme, et qui vont devenir la gauche quelques
générations plus tard. Constant montre que leurs idées, avec leur esprit de
soumission de l’individu, sont liberticides.